Les yeux de l’Autre

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« Scameuse. Ou scameur. Certain ! » Ray Ban pilote sur le nez, blouson de cuir tendu par une bedaine échouant dans ses tentatives de discrétion, les cheveux gris et lisses soigneusement tirés de part et d’autre d’une raie dessinée sur la gauche du crâne, fier dans son jean et dans ses bottes, l’homme prononce sa sentence avec la modestie satisfaite de celui qui n’a fait que son job mais l’a bien fait. On pourrait se croire au c½ur d’une série Z made in l’Amérique profonde mais on est dans la réalité de Kakhouvska, bled perdu d’Ukraine. Et celui qui se cache derrière un look de shérif en fin de parcours ne s’appelle ni John ni Mike mais Serge.

Serge habite en Belgique, plus précisément au « Bonanza 2 » (sic), un camping de la côte où il a posé sa caravane à l’année. Ancien pilote de DC3 « ayant pas mal roulé sa bosse en Afrique », marié et divorcé deux fois, il cherche aujourd’hui quelqu’une pour l’accompagner dans sa vie de sexagénaire flamboyant. Mais Serge ne se sent ni vieux ni laid ni quoi que ce soit d’autre qui pourrait le contraindre aux bras et aux draps d’une femme de son âge voire d’une jeunette de 10 ou 20 ans sa cadette ; il a encore de l’appétit et des envies de chair fraîche. C’est en tout cas ce que l’on extrapole. Car comment expliquer autrement une recherche de « l’âme » (hmmm…) s½ur qui néglige les créneaux de proximité pour privilégier d’emblée des sites Internet sur lesquels de jeunes beautés slaves se mettent sur le marché matrimonial?

C’est sur un de ces sites que Serge a choisi – il dit « rencontré » – Elena, jeune Ukrainienne d’une vingtaine d’années, étudiante en tourisme et restauration dixit son profil. Physique de mannequin, ouverture d’esprit, disponibilité quasi immédiate, c’est assurément un « Best choice ». Mais attention : Serge n’est pas naïf ! Pas question pour lui d’acheter une chatte dans un sac. Ce « passionné d’informatique » sait que l’arnaque règne sur le net et il subodore qu’une Elena craquant pour un mec comme lui, c’est aussi crédible qu’un I-Phone 4S vendu à 10 euros frais de livraison inclus. Alors il investigue, cherche, traque et trouve effectivement sur un autre site son Elena toujours offerte aux convoitises. Les choses semblent claires – ou plutôt pas très nettes – et les probabilités de conclure proches de zéro, mais Serge éprouve néanmoins quelques difficultés à renoncer à ce qui reste pour lui une superbe affaire. Il se lance donc dans une communication suivie avec la belle et, de courriels en conversations téléphoniques, le projet de rencontre prend corps. C’est Elena qui viendra en Belgique. Mais cela coûte cher ; elle a besoin d’argent pour les formalités administratives, le passeport, le billet d’avion. Serge paie. En vain : Elena n’arrivera pas.

On le devine, l’entourloupe ne surprend guère le prétendant floué ; il a joué, il a perdu, mais le jeu en valait largement la chandelle. Imaginez que cette Elena soit suffisamment paumée pour tomber dans les bras du premier sauveur venu… C’était presque mieux que le jackpot de l’Euromillions ! Feu d’artifice quotidien assuré dans la caravane !

Quoi qu’il en soit, Serge n’entend pas en rester là. Il a perdu, certes, mais pas question pour autant de s’avouer vaincu : il prendra sa revanche en faisant la preuve de l’escroquerie préméditée. Le voici donc débarquant en Ukraine pour une chasse à l’Elena. Et il ne lui faut pas longtemps pour découvrir que sa promise a accumulé les bobards : les coûteuses démarches pour lesquelles il lui fallait de l’argent sont pures inventions ; pas de trace de son inscription à l’université où les cours de tourisme et de restauration ne figurent d’ailleurs pas au programme ; sa prétendue adresse n’existe pas. Cerise sur le gâteau : l’agence responsable du site sur lequel Serge avait trouvé sa dulcinée a déserté depuis belle lurette les bureaux qu’elle occupait dans un immeuble miteux.

A ce point de son périple, notre ancien pilote reconverti en limier amateur ne nourrit plus le moindre doute. Pour lui, les choses sont claires : « Scameuse. Ou scameur… Certain ! »[[« Scameur » est le terme désignant l’escroc qui poste de fausses annonces sur internet.]] Il s’est fait piéger mais il a réussi à mettre le piège à jour. L’honneur est sauf, il peut regagner le « Bonanza 2 » l’esprit serein.

Diffusée le 20 juin dernier dans le cadre de l’émission « Devoirs d’enquête » sur la RTBF télé, cette histoire s’intégrait dans un reportage consacré aux arnaques aux sentiments dont des centaines voire des milliers de Belges, hommes et femmes, sont victimes chaque année.
Hormis Serge, les caméras y suivait Yves, soixante et quelques printemps, parti en Côte d’Ivoire épouser dès cette première rencontre Caroline, une jolie célibataire de 25 ans croisée sur Internet. Yves qui s’offusquait de ce que la commune d’Uccle, où il réside, refuse de transcrire ce mariage, empêchant dès lors Caroline de le rejoindre, au prétexte qu’un doute plane sur le caractère de cette union entre un « sexagénaire bedonnant » – pour reprendre les termes choisis du commissaire chargé d’instruire le dossier – et la belle et jeune Ivoirienne. On découvrait aussi l’histoire de Dominique qui entretient avec Omar, éphèbe rencontré sur une plage sénégalaise, une relation à distance dont les euros semblent le principal ciment. Dominique, le visage chiffonné par la vie, perplexe sur les sentiments réels de celui avec lequel elle pointe « une certaine différence d’âge » mais qui refusera pourtant d’y renoncer après que les journalistes lui aient prouvé par A + B et caméra cachée sa duplicité.

Si je reviens sur cette émission, c’est que je fus frappé par les enseignements différents sinon opposés que l’on pouvait tirer de ces tranches de vie selon le regard avec lequel on les examinait. Et cela en disait beaucoup sur les impasses du monde.

Le parti-pris retenu par les auteurs était clairement celui des « victimes » de ces arnaques aux sentiments. Le phénomène n’existe toutefois que par la rencontre de deux misères : misère affective et sexuelle d’une part, misère économique d’autre part. L’absence de recul et de réflexion sur ce qui conduit des femmes et des hommes à tirer profit de la détresse sentimentale d’autres hommes et femmes avait dès lors quelque chose de gênant voire choquant. Occulter cette dimension, qui constitue de facto le véritable moteur des pratiques dénoncées, c’est en effet biaiser l’analyse et fausser le jugement.

Soyons lucides : comment imaginer un seul instant qu’une Elena ou une Caroline puisse succomber au(x) charme(s) déclinant(s) – et en l’occurrence purement électronique(s) – d’un Serge ou d’un Yves ? Et comment croire que ceux-ci puissent être dupes de la réalité et plus encore de la « pureté » des sentiments qu’ils semblent susciter chez leurs conquêtes ? Osons dès lors être crus: en surfant sur Internet à la recherche d’une compagne exotique bien évidemment jeune et jolie, les Serge, Yves et consorts ne sont rien d’autres que des consommateurs faisant leur marché. Ils regardent les produits proposés, comparent leurs caractéristiques techniques, visitent d’autres fournisseurs avant de faire leur choix. Inutiles de se réfugier dans des utopies de midinettes ou des scénarios indignes d’une bluette « Harlequin » pour se nier les faits : on est bel et bien face à des hommes en manque (de sentiments et de sexe) qui profitent de la mise à disposition d’une offre féminine payable à tempérament.

Mais ignorent-ils, ces hommes, que si l’on trouve sur le net des dizaines de sites où des filles russes, ukrainiennes, bulgares ou tchèques vantent leurs attributs et leurs qualités en proclamant leur envie de satisfaire au bonheur d’un occidental gentil et généreux, ce n’est pas en raison d’une pénurie des mâles nubiles dans les anciennes républiques soviétiques ? Ignorent-ils vraiment que ces femmes ne cherchent pas un époux mais un avenir qu’elles n’espèrent pas/plus trouver dans leur pays ?

L’éventuelle satisfaction de Serge, Yves et trop d’autres repose exclusivement sur la désespérance de celles qui ne comptent plus que sur leur jeunesse, leur beauté et, à tout dire, leur corps pour échapper à un destin qu’elles savent ne pouvoir supporter. Et ce sont les mêmes, ou leurs s½urs et amies, qui pour les mêmes raisons, s’échouent par centaines dans une industrie pornographique ayant trouvé à l’Est son eldorado pour le plus grand plaisir des (a)mateurs voulant voir dans cette abondance de biens slaves l’expression d’une libido aussi libérée qu’exacerbée après quarante ans de communisme forcément pudibond et érotophobe. D’autres, plus malchanceuses encore, se retrouvent sur nos trottoirs ou dans nos bordels.

Si elle prend d’autres formes, c’est la même rencontre opportune entre la misère d’ici et celle de là-bas qui explique les mésaventures d’Yves et de Dominique.

Alors oui, certaines et certains exploitent la filière sentimentale pour tenter d’accéder à un meilleur avenir ou tout simplement améliorer leur quotidien. Si quelques-unes de ces annonces ou de ses rencontres reposent bel et bien sur des espoirs matrimoniaux, la majorité a sans doute pour finalité l’obtention d’un visa, la constitution d’un petit pécule voire l’escroquerie pure et simple par des mafias auxquelles ces filles servent d’appâts pas toujours consentants. C’est moche, triste et même franchement pas bien mais est-ce vraiment le plus grave ? Les Serge, Yves, Dominique et autres sont-ils vraiment dupes de ce qui se trame sur leur dos ? Ne savent-ils pas tous qu’ils jouent avec un feu qui risque de les brûler ? Sans vouloir hiérarchiser le malheur, sont-ils vraiment les plus à plaindre ?

De tout cela, le reportage ne parlait pas, ou à peine, focalisé qu’il était sur le sort des décrétées victimes bien de chez nous. Dommage car en prenant un peu de distance par rapport à ses « héros », il nous aurait livré une clé de lecture du monde dont l’évidence nous aveugle sans doute tellement que nous ne le voyons plus : les yeux de l’Autre. Changer de position et regarder une situation avec les yeux de l’Autre. Pour comprendre son point de vue, à défaut de l’accepter.

A l’heure où on se confirmait l’échec annoncé du Sommet de Rio et où Evo Moralès fustigeait la volonté des pays riches de faire de l’économie verte un nouveau colonialisme, ce moment télévisuel m’apparut comme la parabole de l’impasse dans laquelle nous nous enfermons méthodiquement. Car aussi longtemps que nous ne retrouverons pas cette capacité de lire le monde avec les yeux de l’Autre, les Sommets internationaux pourront se succéder et se multiplier à l’infini, les tentatives d’apporter des solutions aux crises qui nous minent resteront vaines.

Allez, à la prochaine. Et d’ici là, n’oubliez pas : « Celui qui voit un problème et ne fait rien fait partie du problème. » (Gandhi)