L’intensité d’usage et ses copines

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L’intensité d’usage est une notion fort utilisée pour parler des sols en agriculture et en urbanisme, dans le monde anglo-saxon et au Canada francophone, mais elle se définit en réalité assez peu. Comme la densité, à laquelle on a beaucoup recours en Wallonie, elle semble avoir foi dans le fait que tout le monde sait de quoi on parle. Tant mieux, cela laisse de la place à l’imagination. Voyons ce que pourrait recouvrir l’expression puis, par extension (d’usage), ce que signifient variété d’usage et continuité d’usage, ses deux copines.

L’intensité d’usage est utilisée comme critère pour différencier et choisir les revêtements de sol, comme par exemple chez ces professionnels qui ont classifié les différentes modalités d’usage du sol dans des locaux tels que maison, magasin, atelier, afin de déterminer le type de revêtement qui durera le plus longtemps pour une utilisation déterminée.

Plus proche du cadre territorial, un intéressant tableau – en anglais – classe l’intensité d’usage du sol, depuis l’aire naturelle qui n’a pas connu de remaniement profond et n’est utilisée ni pour l’agriculture ni pour la sylviculture, jusqu’à l’agglomération densément construite où le sol est complètement couvert de constructions, de dalles et de rues. Ce tableau est disponible sur le site de Nature, l’hebdomadaire scientifique international. Il est extrait d’une étude de 2014, Hudson, L. N. et al. « The PREDICTS database: a global database of how local terrestrial biodiversity responds to human impacts ».

Mais l’usage intensif doit-il être aussi fixe qu’une moquette subissant d’incessants allers-retours, ou que de l’immobilier « conçu pour durer » ? Moi, j’imaginais que l’intensité d’usage qualifiait quelque chose de dynamique, une présence active de personnes, d’animaux, de plantes, en fonction des caractères du lieu.

Une foule qui arpente artères et places un jour de marché, voilà, me semble-t-il, une intensité d’usage pour les voiries concernées. Cette intensité d’usage est liée à la présence du marché, activité temporaire par excellence, et à l’attractivité dudit marché. Si les échoppes sont peu nombreuses, se ressemblent toutes et vendent de la piètre qualité à un prix exorbitant, l’attractivité sera certainement moindre, l’intensité baissera. Si le marché est attrayant, comme celui du samedi matin à Namur, les clients en profitent pour visiter les magasins alentours, leur apportant par contagion une intensité d’usage qu’ils ne connaîtraient pas sans la tenue du marché. Olfactivement, le poireau frais fait irruption entre les cintres, un jour par semaine, avec une intensité dont le tiroir-caisse serait malvenu de se plaindre.

Variété de l’usage

Les penseurs de l’aménagement du territoire opposent parfois l’intensité et la variété, se raccrochant à une vision monofonctionnelle des usages du sol et à une acception qui voudrait que la pleine et entière (donc intense) utilisation d’un terrain soit confiée à une seule activité. C’est oublier que les activités sont complexes et que sous un vocable défini, se cachent une infinité de gestes et d’intervenants. A l’échelle d’un bâtiment, prenons pour exemple un service public comme une administration communale. Il serait dommage dans sa conception, dans son réaménagement ou dans sa signalétique, de ne prendre en considération que les employés et les visiteurs motivés par des démarches administratives. Que fait-on des livreurs ? Que fait-on des visiteurs mus par d’autres motifs ? La prise en compte de ces éléments importants doit guider non seulement l’architecture des lieux mais aussi, et plus encore, la signalisation, à l’extérieur et à l’intérieur du bâtiment. Fait-elle comprendre qu’on a affaire à l’ensemble des services communaux, à une antenne spécifique, à une annexe technique, à une mairie de quartier ? Indique-t-elle des horaires d’ouverture, une entrée principale ? Ou bien laisse-t-on reposer tout cela sur le bon vouloir des agents qui circulent dans les couloirs ?

Opposer intensité et variété d’usage, cela a pu avoir du sens pour l’agriculture depuis l’après-guerre, avec ses grandes étendues de mono-cultures. Mais les agriculteurs eux-mêmes en reviennent. Les plus réticents à abandonner les produits phyto-sanitaires savent que leur santé pâtit de cette éradication chimique des espèces nuisibles. Un jour, ils franchiront le pas et introduiront de la variété dans leurs champs, pour que ce soit les oiseaux, les insectes, les plantes et même les moisissures qui se chargent de favoriser une bonne récolte.

Nos lieux de vie n’ont-ils pas plus de chance d’être utilisés intensément, s’ils présentent une grande variété d’usages, s’ils éveillent l’intérêt à des degrés divers ? Pour sortir du marasme des villes wallonnes moyennes, sous-utilisées et en perte de vitesse sur le plan commercial, malmenées par les voitures et de moins en moins parcourues à pied, il serait judicieux d’encourager tout ce qui peut susciter la curiosité, renforcer le lien social et adoucir la brutalité de l’espace public. Pour cela, point n’est besoin de verser les deniers publics dans un projet géant, ce serait tomber une fois encore dans le mono-fonctionnalisme. Les autorités disposent aujourd’hui de moins de moyens, ce n’est pas le moment de tout miser sur un seul nouveau cheval alors qu’on en possède déjà des dizaines en attente d’attention qui s’étiolent dans les stalles.

L’aménagement du territoire peut veiller à maintenir une variété d’usages en prenant exemple de ce village du Honduras. Là-bas, une cité millénaire serait en passe d’être découverte. Qu’ont fait les habitants depuis tout ce temps ? Ignoraient-ils que la forêt recelait un trésor ? Pas du tout, ils ont toujours considéré cet endroit comme sacré, mais ils ont mis un point d’honneur à y laisser tout ce qu’ils y trouvaient. En ont-ils trouvé, des artefacts ! Seulement, voilà, la forêt est à la fois pour eux un espace densément peuplé d’arbres, et le reposoir de personnes qui ont été et ne sont plus. Allons-nous chambouler cette multiplicité d’usages en aspirant les meules, les colliers, les momies (on en trouvera sûrement, les fouilles ne viennent que de débuter) pour les déposer dans des musées auxquels, par ailleurs, on coupe les vivres en diminuant les investissements publics ?

Permettez que j’étende cette question à nos contrées : allons-nous poursuivre l’urbanisation de la Wallonie, même en quartiers denses, en réduisant à rien l’existant ? Une maison antérieure à 1942, un petit immeuble à bel étage des années 1960, font-ils vraiment tache dans une Wallonie qui se redensifie à coup de barres cubiques bardées d’entrées de garages ? Cette variété que nos voisins nous envient, pourquoi la cacher ? Pourquoi ne pas en tirer parti ? A Tilff, le salon de glaces La Boule a résisté à la démolition et se trouve encaqué dans un îlot tout neuf auquel il apporte une cachet indéniable. Ce n’est pas du façadisme : même l’atelier a été maintenu en arrière de la salle de dégustation. Maintenir l’existant, avoir du respect pour l’architecture ordinaire et pour la nature ordinaire, c’est préserver les multiples fonctions d’un quartier, c’est lui donner plus de chances de vivre bien et d’attirer des chalands extérieurs. Les lieux homogènes et clos, sortis comme un seul homme du sol, vieillissent mal. Ils ont fait leur temps, parfois avec de tristes anecdotes à la clé.

Continuité d’usage

Un fournil s’utilise en continu. A l’instar du haut-fourneau, ça ne s’arrête pas en un claquement de doigts. Il faut lui ménager un refroidissement progressif et, pour le redémarrer, prévoir une période substantielle, faute de quoi, il explose. La continuité d’usage peut être opposée à l’intensité d’usage en ce qu’elle caractérise une utilisation qui connaît des fluctuations moins brusques. Mais un usage qui ne cesse pratiquement jamais, n’est-il pas, d’une certaine manière, intense ? Le vieux fournil de Hof Ter Musschen, à Bruxelles, plus précisément à Woluwe-Saint-Lambert, a été remis en état par la Commission d’Environnement de Bruxelles et Environs (CEBE) et était depuis quelques années utilisé par des bénévoles pour cuire du pain, d’avril à l’automne. Pour que le fournil reste moins longtemps inutilisé, ce qui nuit toujours à l’outil, ils ont eu récemment l’idée de réveiller le feu plus tôt dans l’année, et d’inviter des volontaires à venir cuire leur pain. Plus fort encore, ils organisent des séances complètes de boulangerie qui prennent la journée entière. Pendant les heures où leur pâton gonfle, les participants écoutent des exposés et visitent la zone Natura2000 jointive, une des dernières zones humides de la capitale. Je crois que personne ne vous punira si vous qualifiez cela de continu, d’intense et de varié tout à la fois.

Pour découvrir les usages variés, intenses et continus de différents lieux, nous vous invitons à participer à nos Décodages sur le terrain

En 2016, les Décodages de l’aménagement se font sur le terrain, pour explorer et mieux comprendre des lieux évoqués dans les décodages « en salle » de 2014 et 2015.
Chacun des décodages comporte une généreuse part de marche en extérieur et un débriefing axé sur un échange entre les participants : « qu’est-ce que je retire de cette confrontation avec le terrain, pour ma pratique personnelle et pour ma vision de l’aménagement du territoire, de l’environnement, de la vie en société ? »

 a. Parc Naturel des Vallées de la Burdinale et de la Mehaigne, le mercredi 13 avril de 10 à 13h.

 b. La place communale de Molenbeek, le mercredi 1er juin de 10 à 13h.

 c. Site d’extraction en activité, le mercredi 15 juin de 10 à 13h.

 d. Esplanade de Louvain-La-Neuve, le mercredi 6 juillet de 10 à 13h.

Pour qui ? Pour les associations membres et non-membres, pour tous citoyens, professionnels ou non de l’aménagement du territoire, sans prérequis.
Prix ? gratuit
Dates, lieux et durée :

 Parc Naturel des Vallées de la Burdinale et de la Mehaigne : escapade en Hesbaye dans le prolongement de l’exposé de Nicolas Nederlandt de juin 2015 « Habiter un Parc Naturel ». Chaussures de marche de rigueur. Le mercredi 13 avril de 10 à 13h.

 Molenbeek : rencontre avec Pierre Vanderstraeten, dans le prolongement de son exposé de juillet 2015 « Qu’est-ce qui fait vivre un quartier ? ». Le mercredi 1er juin de 10 à 13h.

 Site d’extraction en activité : découverte, de très près, de la réalité décrite par Benoît Lussis en mai 2015 dans son exposé « Carrières et biodiversité ». Gilet fluorescent et bottes ou chaussures de marche de rigueur. Le mercredi 15 juin de 10 à 13h.

 Esplanade de Louvain-La-Neuve : exploration méthodique du centre commercial, en écho au décodage de Thomas Hauzeur et Sophie Fery en septembre 2014 « Permis socio-économique : faire commerce, en ville et ailleurs ». Le dossier d’IEW « Centres commerciaux, mode d’emploi » servira de fil rouge à ce décodage. Le mercredi 6 juillet de 10 à 13h.

Information pratiques

Participation gratuite mais inscription obligatoire.
Le lieu de rendez-vous précis sera communiqué aux participants inscrits.
Contact : Julie Debruyne, j.debruyne@iew.be, 081/390 750
Le Conseil fédéral des géomètres-experts (www.economie.fgov.be) reconnaît IEW en tant qu’organisme accréditeur de formations continuées. Dès lors, les heures de formation suivies par des géomètres-experts peuvent faire l’objet d’une attestation. L’attestation est délivrée sur demande du géomètre-expert, à l’issue de la formation. Le demandeur devra signaler aux organisateurs ses coordonnées complètes ainsi que son n° d’inscription GEO.

En savoir plus

Explorer les paysages sous toutes les coutures : Le site HERCULES est un projet européen de recherche transdisciplinaire qui vise à comprendre ce qui forme les paysages historiques de l’Union, c’est à dire les facteurs, les schémas répétitifs, et les valeurs. Il se double d’un blog (Cultural Landscapes Blog) centré sur la manière dont les connaissances engrangées peuvent être utilisées pour développer, tester et aider au choix politique de stratégies de protection et de gestion de paysages. « Land Use Intensity » y est une expression courante.

Illustration : Vitrail exposé dans la collection permanente du Musée des Arts décoratifs de Paris (détail). Photo H.ANCION 2013.